ENTREPRISE - Droit

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ENTREPRISE - Droit

Prétendre donner un aperçu du droit de l’entreprise, notamment dans ses aspects internationaux, peut paraître une gageure; il n’y a pas un droit de l’entreprise, s’appliquant en tous temps et en tous lieux à un organisme qui serait partout et toujours le même, mais différents corps de règles intéressant des entreprises qui, tant par leurs dimensions que par leur structure interne, ou par la philosophie sociale qui sous-tend leur activité, peuvent difficilement être ramenées à un schéma unitaire.

La diversité du réel qu’il s’agit d’appréhender juridiquement explique la difficulté rencontrée sur le plan conceptuel pour définir d’une façon satisfaisante l’entreprise et, sur le plan de la technique juridique, la nécessité de recourir aux branches des droits les plus différents pour «discipliner» une institution aussi protéiforme. La notion d’entreprise est en effet une notion empruntée au langage économique, qui a pu difficilement être transposée dans l’ordre juridique. L’entreprise, au regard du droit, ne peut plus en effet être seulement considérée comme la cellule de base du monde économique. Plus qu’un simple agrégat de biens matériels rassemblés par l’entrepreneur dans un but déterminé, elle comprend aussi l’équipe humaine qui a été constituée par son chef pour que puisse être menée à bien telle tâche productive. L’entreprise est donc à la fois une cellule économique et une cellule sociale, et ces deux aspects sont, dans la doctrine moderne, regardés comme indissociables. Là réside l’ambiguïté fondamentale de la notion juridique de l’entreprise qui, à l’origine essentiellement patrimoniale, ne peut plus, tout entière, être rattachée au droit des biens, dans la mesure où un élément humain doit également être envisagé comme l’une de ses composantes.

Aussi, sur le plan de la seule technique juridique, est-il impossible de ramener l’étude du droit de l’entreprise à la seule analyse du droit commercial. Ainsi qu’on l’a justement noté, «l’unité du droit de l’entreprise n’existe sans doute pas sur le plan de la technique juridique, car à cet égard le droit de l’entreprise apparaît comme un droit composite, empruntant à la fois aux statuts des personnes, au régime des biens, au régime des obligations, au droit civil, au droit commercial, au droit du travail. Mais cet ensemble composite présente quand même un élément d’unité: c’est que toutes ces règles tendent à l’organisation de la cellule de production telle que l’envisagent les économistes. L’unité est en quelque sorte extra-juridique. C’est sur le plan économique et social qu’elle se situe» (R. Pallard, 1965).

Malgré sa très grande hétérogénéité, due à la multiplicité des branches du droit qu’il réunit, le droit de l’entreprise obéit, semble-t-il, à certaines «constantes», et cela quels que soient les particularismes des systèmes politiques, économiques ou sociaux au sein desquels il vient s’insérer. Certes, s’agissant de la création même de l’entreprise, il a longtemps été de mise de distinguer les règles juridiques applicables selon le régime économique considéré: dans une économie de type libéral, régie par le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, tout individu, sous réserve de certaines formalités de publicité, peut fonder et exploiter une entreprise, s’il estime cette activité rentable; dans une économie de type socialiste, soumise à une planification rigoureuse, l’implantation d’une nouvelle entreprise ne peut se concevoir que conformément aux prévisions du plan, ce qui implique soit l’intervention directe des autorités étatiques compétentes, soit leur contrôle sur toute initiative en ce sens venant de particuliers. Dans le cadre d’une «planification souple» ou d’une «économie concertée», ceux-ci peuvent d’ailleurs être incités à utiliser leurs capitaux dans telle branche d’activité jugée socialement ou économiquement utile, en fonction d’incitations fiscales appropriées ou de l’attribution de primes favorisant tel ou tel type d’investissement. Mais la crise générale traversée par les économies socialistes planifiées a fait revenir peu ou prou l’ensemble des États concernés aux principes de la libre entreprise, spécialement dans l’ancien bloc soviétique.

L’entreprise, une fois créée, va dans une certaine mesure échapper à son fondateur. Elle est partout considérée comme une cellule de base de la société, dont l’importance, tant économique que sociale, est telle qu’il apparaît impossible de la laisser sous l’entière souveraineté d’un chef d’entreprise qui, si l’on n’y prenait garde, pourrait être amené à négliger, pour son seul profit, certains des multiples intérêts mis en jeu par le fonctionnement de sa firme. C’est dans l’entreprise que se situe l’univers professionnel des travailleurs, qui attendent d’elle la stabilité de l’emploi et une rémunération leur permettant de vivre et de faire vivre leur famille; c’est d’elle que provient le progrès économique, facteur essentiel de l’accroissement du niveau de vie des populations. Il n’est plus dès lors possible d’estimer, comme autrefois, que l’entreprise est un simple objet de propriété qui peut, en toute liberté, être «exploité» par celui qui a affecté certains éléments de son patrimoine à son activité économique. Certes, dans une économie capitaliste, le facteur du profit reste essentiel et c’est le chef d’entreprise (ou le détenteur du capital) qui percevra la plus large part du bénéfice réalisé. Mais le droit moderne assure avec de plus en plus d’efficience une prise en considération d’intérêts jugés aujourd’hui fondamentaux, tels ceux des salariés ou encore ceux des clients. L’entreprise assume en effet, dans ses rapports avec la clientèle, une fonction sociale qui rapproche les règles de son fonctionnement de celles généralement admises en matière de gestion des services publics. De plus en plus, enfin, l’entreprise elle-même est considérée comme ayant des intérêts propres, distincts de ceux des détenteurs du capital, ce qui explique l’importance, à l’époque moderne, de la politique d’autofinancement, propre à maintenir et à développer l’activité productrice de cet organisme.

Partout, et quelle que soit l’organisation politique, économique et sociale des pays concernés, sont pris en compte les différents intérêts mis en jeu par le fonctionnement de l’entreprise. Les moyens mis en œuvre pour les concilier ou les «équilibrer» sont très divers, et la politique suivie en ce domaine témoigne des hésitations du législateur. Ainsi, en France, à la vague de nationalisations qui a caractérisé la période 1981-1982, après l’arrivée des socialistes au pouvoir, a succédé, d’abord en mars 1986 puis en mars 1993 et comme suite au retour au pouvoir de ceux qui en avaient été précédemment évincés, un mouvement inverse de «privatisations». Les considérations idéologiques ont certes, comme à l’accoutumée, été primordiales, mais la «découverte» de l’entreprise, facteur de richesse et support de l’emploi n’en a pas moins été réelle de la part de dirigeants politiques de gauche très spontanément enclins dans le passé à ne voir dans l’entreprise que le lieu d’exploitation des salariés et le théâtre d’un combat de classes plutôt qu’un organisme productif. L’observateur attentif au déroulement des expériences étrangères ne peut par ailleurs qu’enregistrer avec intérêt de singulières coïncidences: la Grande-Bretagne conservatrice de Margaret Thatcher et de John Major «dénationalise» systématiquement les entreprises d’État... mais aussi l’Espagne socialiste de Felipe Gonzalez (dénationalisation d’Ibéria...).

La nécessaire recherche d’un équilibre entre les intérêts en présence, qui semble bien caractériser le droit de l’entreprise moderne, peut aisément se retrouver tant dans les règles qui président à l’organisation des entreprises que dans les règles relatives au fonctionnement de celles-ci.

1. Le droit de l’organisation de l’entreprise

La structure de l’entreprise est longtemps restée monolithique: à l’origine, seul le capital y était représenté, exerçant sur le personnel un pouvoir sans partage. La prise en considération d’intérêts nouveaux, tels ceux des salariés ou des clients, a peu à peu effrité ce bloc, d’où une très grande diversité des structures juridiques, mais qui tient sans doute pour partie à la nature même des activités commerciales et à la multiplicité des méthodes et des techniques qu’elles ont à mettre en œuvre, comme à la nécessité d’adapter les formes juridiques aux dimensions et aux objectifs poursuivis par des entreprises souvent fort différentes les unes des autres. Elle est probablement due aussi aux incertitudes qui règnent encore sur les mérites respectifs des divers systèmes économiques: économie libérale, économie capitaliste, économie dirigée, économie étatisée, économie des coopérations, économies coopératives, etc. Plutôt que de faire un choix radical entre ces divers systèmes, les pouvoirs publics préfèrent laisser une place à chacun d’eux. Cette coexistence d’institutions d’inspirations différentes entraîne inévitablement une assez grande complexité des règles juridiques à cause de la multiplicité des statuts applicables, mais il est possible de déceler par-delà cet apparent désordre un certain nombre de principes nécessaires. La structure juridique doit être adaptée aux difficultés de fonctionnement de l’entreprise, ce qui implique toujours que l’autorité du chef d’entreprise puisse efficacement s’affirmer. Le maintien, dans son principe, de cette autorité traditionnellement hiérarchique est pourtant accompagné aujourd’hui d’un effort de démocratisation de la vie de l’entreprise, qui se traduit par la mise en place, dans la plupart des pays, d’une représentation institutionnelle du travail, et par l’émergence, en France tout au moins, de ce qu’on a pu appeler à l’occasion du vote des lois «Auroux» en 1982, une sorte de «citoyenneté» de l’entreprise.

Structure juridique

L’entreprise court, du seul fait de son fonctionnement, des risques économiques qui, si la conjoncture est défavorable ou la gestion malhabile, peuvent compromettre son existence. À l’inverse, dans une économie concurrentielle, il en va différemment pour les «risques juridiques» qui peuvent être plus aisément limités. La structure juridique doit être conçue de telle façon qu’elle soit un support suffisamment ferme pour permettre à l’entreprise de nouer avec ses fournisseurs, ses clients et les membres de son personnel les liens juridiques nécessaires. Cette structure doit être assez «ouverte» pour permettre la réunion de la masse des capitaux indispensables à la poursuite de l’œuvre économique envisagée. Alors qu’une entreprise de petite ou moyenne importance peut rester sous la forme individuelle, sans personnalité juridique propre, demeurant en quelque sorte englobée dans celle du chef d’entreprise, il en ira différemment pour une entreprise de plus vastes dimensions: on lui donnera la forme sociétaire. Outre que l’adoption de celle-ci permet d’éviter les vicissitudes qui, atteignant la personne de l’entrepreneur individuel, pourraient compromettre le fonctionnement de son entreprise, elle présente l’avantage de faciliter le financement. L’entreprise de l’État peut, même dans le cadre d’une économie non socialiste, être d’un utile recours, malgré la lourdeur du mécanisme.

L’entreprise individuelle

Un individu désireux d’accroître ses revenus par les résultats d’une activité industrielle ou commerciale affecte librement certains éléments de son patrimoine à cette entreprise. Mais il y a des inconvénients: l’entreprise n’a pas, on l’a dit, d’existence juridique autonome par rapport à l’entrepreneur. Le mariage du chef d’entreprise, par exemple – et l’adoption corrélative de tel ou tel régime matrimonial –, peut se révéler fatal à la confiance que les fournisseurs et les clients de l’entreprise doivent avoir dans la signature de celui qui se trouve à sa tête. Plus souvent encore, son décès peut provoquer la disparition de l’entreprise elle-même. Malgré leur infléchissement progressif dans un sens plus favorable aux nécessités de la vie économique, les règles de partage successoral, par le «dépeçage» de l’entreprise qu’elles risquent d’entraîner, demeurent un grave danger et manifestent l’inadaptation, sur ce point, du droit civil classique. Si l’on ajoute que le financement d’une entreprise importante dépasse, la plupart du temps, les capacités patrimoniales d’un seul individu et que, sauf dans les pays connaissant la formule de l’entreprise individuelle à responsabilité limitée (elle-même dangereuse car permettant la fraude facile consistant à faire passer un bien du patrimoine de l’entreprise au patrimoine «privé» pour éviter qu’il ne soit englobé dans la faillite), l’application du principe de l’unité du patrimoine livre, comme gage à ses créanciers en cas de faillite, l’intégralité de ses biens tant «personnels» que «commerciaux». Aussi bien pour éviter ce risque et à l’invitation de certaines législations étrangères ayant de longtemps admis la formule de l’entreprise individuelle à responsabilité limitée, le législateur français a fini par admettre la société unipersonnelle (loi du 11 juillet 1985 relative à l’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée). Celle-ci n’est toutefois encore que l’exception.

L’entreprise sociétaire

En groupant des personnes souvent très nombreuses et parfois des capitaux énormes, la société est en mesure d’entreprendre des tâches économiques qui dépassent les possibilités d’un entrepreneur individuel.

Sur le plan juridique, la personnalité morale de la société assure à l’entreprise commune des perspectives de durée, au travers des accidents qui pourront affecter la vie ou la fortune des associés. Elle permet d’autre part d’assurer l’autonomie du patrimoine social par rapport au patrimoine de chacun des associés. Enfin, l’organisation interne de la société permet aux associés de prendre les décisions nécessaires à l’entreprise sociale sans avoir besoin de se réunir continuellement. La désignation de mandataires selon le principe majoritaire qui s’applique habituellement dans leurs délibérations permet à certains d’entre eux, qui ont reçu pouvoir à cet effet, de décider dans de nombreux cas pour le compte de tous.

Il y a bien des formes de sociétés entre lesquelles il appartient aux fondateurs de l’entreprise de choisir. La première distinction est celle des sociétés de personnes et des sociétés de capitaux. Dans le premier cas, il sera tenu le plus grand compte de la personnalité des associés, qui ont décidé de se grouper intuitu personae . Ce cadre s’impose lorsque veulent se grouper des individus qui se connaissent, qui ont déjà eu ensemble des rapports de famille ou d’affaires qu’ils veulent développer. Les qualités des associés étant ici essentielles, les parts sociales sont normalement incessibles. À la différence de la société de capitaux, la personnalité juridique de chacun des associés ne s’estompe pas entièrement. En effet, les tiers qui font crédit à la société ont pour garantie, non seulement le patrimoine social, mais le patrimoine personnel des associés dont la solvabilité sera prise en considération. La société en nom collectif, la société en commandite simple et l’association en participation (qui présente cette particularité d’être une société occulte) entrent en France dans la première catégorie. Dans la seconde figurent la société par actions, qui est la plus usitée, et la société en commandite par actions, qui l’est au contraire de moins en moins. Dans cette dernière, le commanditaire est un actionnaire qui peut normalement négocier ses actions, alors que le commandité – comme le commandité de la société en commandite simple – est un commerçant responsable sur tous ses biens.

L’opposition entre les deux grands types n’est pas complète. Les statuts d’une société de capitaux peuvent comprendre des clauses rapprochant celle-ci d’une société de personnes et réciproquement. Le législateur lui-même a tenté de combiner les caractères des deux dans les sociétés à responsabilité limitée.

La technique sociétaire peut être utilisée par d’autres que les particuliers ou dans un esprit fort différent de celui qui anime généralement les personnes physiques qui conviennent de se réunir dans ce cadre. Ainsi en est-il des sociétés coopératives qui ont cette particularité de rejeter, comme principe de leur fonctionnement, la réalisation de bénéfices au sens classique du terme. Alors que le but lucratif permet de caractériser la société, en l’opposant à l’association qui, elle, a un caractère désintéressé, ici le «profit» à retirer de l’activité de l’organisme social est tout autre. S’agit-il d’une coopérative de production, elle a pour objet de permettre à ses membres de négocier leurs productions à des conditions meilleures. S’agit-il d’une coopérative de consommation, leur groupement permettra d’effectuer des acquisitions de façon plus intéressante. Les avantages tirés de l’activité de l’organisme ne profitent pas à la société elle-même: ils visent simplement à améliorer le résultat des opérations que les coopérateurs font par son intermédiaire. La coopérative de production, par exemple, vise à faire bénéficier ses membres de tous les fruits de leur travail en annulant les prélèvements pris sur ceux-ci par des intermédiaires.

Les collectivités publiques elles-mêmes trouvent quelquefois avantage à recourir à la forme sociétaire: elles créent à cet effet des sociétés d’économie mixte associant les capitaux privés et les capitaux publics. La plupart du temps, elles se réservent la majorité du capital pour pouvoir exercer un contrôle efficace.

L’entreprise d’État

Le manque d’homogénéité de la catégorie «entreprise publique» est aisément explicable. Sauf dans les pays d’économie socialiste, la création d’entreprises de cette nature a très rarement obéi à un dessein précis. Nombreuses sont les motivations qui ont conduit le législateur à soustraire telle ou telle catégorie d’entreprise au régime concurrentiel ou à ne les y laisser subsister que dans des conditions dérogatoires au droit commun: préoccupations d’ordre fiscal, qui conduisent à conférer à l’entreprise publique un monopole (manufacture des tabacs en France, par exemple); volonté de pallier les insuffisances ou les excès des initiatives privées dans des secteurs jugés essentiels à la vie des particuliers, tels que l’alimentation ou l’hygiène publique, par la création de «régies» départementales ou communales ou d’offices d’État; volonté de diriger l’économie en créant des services publics industriels et commerciaux, auxquels il est aisé d’imposer directives et contrôles; désir de briser, par une politique de nationalisation, la puissance excessive de certaines féodalités économiques et financières, voire, comme dans le cas de la Régie Renault en France, de sanctionner par ce moyen la conduite jugée incivique de tel ou tel dirigeant d’entreprise. Fort disparates dans leurs origines, les entreprises publiques sont très hétérogènes quant aux statuts qui leur sont applicables. Empruntant à l’administration publique, dont elles émanent peu ou prou, une part de sa majesté, elles peuvent jouir de certaines prérogatives mais, plus souvent, auront hérité une partie de ses règles de fonctionnement rigides, peu favorables à l’indispensable rapidité de la vie commerciale. Leur condition juridique n’est donc pas dépourvue d’ambiguïté: on y retrouve certains traits de la personne publique; toujours réputées solvables, elles ne peuvent être ni saisies ni mises en faillite. Pourtant, dans la vie des affaires, l’entreprise publique, véritable «hybride», se comporte apparemment comme un industriel ou un commerçant du secteur privé. Justiciable des tribunaux de commerce, elle conclut par l’intermédiaire de ses représentants des contrats de ventes, de locations ou d’achats; elle utilise des effets de commerce comme moyen de paiement et entre en concurrence avec des commerçants privés quand elle ne jouit pas elle-même d’un monopole. L’assimilation à l’entreprise privée ne saurait néanmoins jamais être totale. D’abord parce qu’à la différence de cette dernière le profit n’y est pas seul à être pris en considération; certes, le souci de la rentabilité de l’entreprise n’est pas exclu, il a même tendu à jouer un rôle croissant comme facteur d’efficacité; mais la conduite de l’entreprise doit être menée de façon telle que l’État, représentant de la collectivité tout entière, y trouve son avantage. Ensuite parce que, tout en relâchant avec elles ses liens et en leur accordant notamment une autonomie juridique et financière, qui interdit de les confondre avec la personne publique elle-même, l’État, compte tenu de l’importance de leur rôle et de l’incidence sur le budget du pays, assujettit en général les entreprises publiques à des contrôles nombreux tant a priori qu’a posteriori. On notera que la loi française du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises précise dès son article 2 que: «le redressement judiciaire est applicable à tout commerçant, à tout artisan et à toute personne morale de droit privé », laissant ainsi en dehors de ses prévisions les entreprises publiques.

Le principe hiérarchique

Le principe hiérarchique est resté longtemps incontesté. Dans les années de l’immédiat après-guerre, la nécessité de placer à la tête de l’entreprise un chef unique, doté de pouvoirs propres, a été soulignée par la plupart des auteurs. À toute entreprise, remarque E. James, il faut un chef: «Peu importe son titre, propriétaire de l’affaire, directeur général, administrateur délégué. Quelle que soit la forme juridique prise par l’entreprise, elle a besoin d’être soumise à une autorité unique, adroite, forte, patiente.» Dans le même esprit, Henri Fayol souligne la nécessité de l’unité de direction au sein de l’entreprise, car «un corps à deux têtes est, dans le monde social comme dans le monde animal, un monstre, il a de la peine à vivre». Trois pouvoirs sont en général reconnus en la matière aux chefs d’entreprise, qui puisent leur fondement soit dans une délégation de l’État, soit, sous un régime libéral classique, dans le droit de propriété de l’entrepreneur sur l’entreprise et dans les contrats qu’il passe avec les membres du personnel, soit, beaucoup plus rarement, dans une délégation donnée par les salariés eux-mêmes.

En droit positif français, le chef d’entreprise est doté traditionnellement en premier lieu d’un pouvoir réglementaire qui trouve son expression dans le règlement intérieur, autrefois appelé «règlement d’atelier». Ce document contient les règles de discipline, les prescriptions relatives à l’hygiène et à la sécurité, énumère les pénalités sanctionnant les infractions. Il doit, avant d’entrer en vigueur dans l’entreprise, être soumis à l’avis du comité d’entreprise s’il en existe un ou à l’avis des délégués du personnel. Un contrôle de légalité est exercé par l’inspecteur du travail, qui peut exiger la suppression ou la modification des dispositions qui lui paraissent illicites. Le règlement intérieur est une institution qui n’est pas liée à un régime économique et social déterminé, car la nécessité d’assurer dans tout groupe humain une certaine discipline est une donnée permanente de l’organisation sociale.

Aussi précis qu’un règlement intérieur puisse être, il ne peut tout prévoir. Aussi bien le règlement intérieur n’est-il qu’un cadre pour les relations entre employeur et salariés. À l’intérieur de ce cadre, il est nécessaire que le chef d’entreprise puisse disposer de pouvoirs lui permettant dans des cas concrets d’imposer aux salariés la conduite la plus propre à servir les intérêts de l’entreprise. La jurisprudence lui reconnaît ce pouvoir, c’est là le droit de direction du chef d’entreprise, qui est «seul juge des intérêts généraux et de la bonne marche de l’entreprise» (Chambre civile, sect. soc. de la Cour de cassation, 24 juin 1954), et toujours libre d’apporter à son entreprise une organisation différente pour un rendement meilleur (id. , 24 févr. 1955). Il est bien évident qu’une telle réorganisation n’est pas sans influer sur les droits de ceux qui travaillent dans l’entreprise, sur les situations acquises. La jurisprudence autorise très largement ces réorganisations.

Le pouvoir réglementaire et le pouvoir de direction ne seraient d’aucune portée si l’employeur n’avait la possibilité de faire respecter et sa loi et ses ordres par la menace de sanctions appropriées.

Aussi bien chacun s’accorde-t-il à reconnaître au chef d’entreprise le droit de prendre les sanctions disciplinaires que les agissements de certains membres de l’entreprise pourraient rendre nécessaires. La pratique révèle une gamme extrêmement étendue de mesures qui allant du simple blâme jusqu’à l’exclusion, en passant par la rétrogradation, le déplacement, les amendes, la mise à pied (exclusion temporaire de l’entreprise sans paiement corrélatif du salaire), permettent au patron de faire régner dans son entreprise la discipline nécessaire à un fonctionnement normal.

La réunion de ces trois pouvoirs entre les mains du chef d’entreprise assure à celui-ci une position très forte dans ses rapports avec son personnel. Encore faut-il qu’il n’en abuse pas. La doctrine moderne a insisté sur le caractère «fonctionnel» de ces pouvoirs dont l’exercice n’est légitime que dans l’intérêt du bon fonctionnement d’une entreprise et ne saurait être confondu avec le seul intérêt et le bon plaisir de celui qui est à sa tête.

Malgré l’existence d’une législation protectrice des salariés, améliorée par la voie de la négociation collective, le chef d’entreprise reste titulaire de pouvoirs importants. Seule l’institution d’une représentation de la collectivité du personnel, qui joue le rôle de contrepoids, a considérablement modifié la structure traditionnelle de l’entreprise.

Celle-ci a peu à peu évolué. Le droit français du travail, tout en maintenant pour l’essentiel les pouvoirs du chef d’entreprise, s’est montré accueillant à l’idée de démocratie économique, complément jugé nécessaire de la démocratie politique. La représentation institutionnelle du travail en a été l’un des instruments, et l’idée de citoyenneté d’entreprise a, en 1981 et 1982, été présentée comme la clé de certaines des réformes réalisées à cette époque. Il en a été ainsi, notamment, lorsque a été reconnu le droit des salariés à l’expression collective.

La représentation institutionnelle du travail

La création de comités ou de conseils représentant les travailleurs, et destinés à collaborer avec la direction à la marche de l’entreprise, est un phénomène caractéristique de notre époque, qui se retrouve dans la plupart des pays. Il s’agit là d’une manifestation particulièrement nette de la politique d’intégration du personnel à l’entreprise, qui est l’une des clés du droit social moderne. L’existence de la collectivité du personnel n’a eu longtemps aucune répercussion sur le plan juridique. Comme on l’a justement observé, «la réalité collective se désagrégeait, sur le plan juridique, en une juxtaposition de rapports contractuels individuels» (Rivero et Savatier). Des facteurs multiples ont concouru à l’abandon progressif de cette conception: souci, dans une politique de stabilité de l’emploi, de donner une assise juridique plus ferme aux rapports de travail en rattachant les salariés à l’entreprise, plutôt qu’à la personne changeante de l’entrepreneur; prise de conscience surtout de l’anachronisme d’un pouvoir quasi absolu du chef de l’entreprise s’exerçant au sein d’une société démocratique où les travailleurs ont, en tant que citoyens, le moyen de faire entendre leur voix. Cette intégration est, selon les pays, plus ou moins poussée, soit qu’on envisage la représentation institutionnelle des travailleurs comme un moyen d’associer les salariés à la marche de l’entreprise – tout au moins dans les questions qui les concernent directement, le «dernier mot» continuant à rester à l’employeur –, soit que l’on s’achemine vers un véritable partage du pouvoir au sein de l’entreprise grâce à des formules de cogestion, soit enfin que l’on s’oriente vers la solution de l’autogestion par les travailleurs eux-mêmes. La première formule est la plus répandue dans les pays occidentaux et a eu les faveurs du législateur français; la deuxième existe dans le droit allemand; la troisième est liée à l’«expérience yougoslave» [cf. AUTOGESTION].

Comité d’entreprise, délégués du personnel, délégués syndicaux

Dans nombre de pays étrangers (aux États-Unis notamment...) l’interlocuteur naturel de l’employeur est le syndicat (ou les syndicats) regroupant les salariés. En France, pour diverses raisons d’ordre historique tenant notamment au peu de goût des syndicats pour la coopération avec l’employeur, c’est, dans l’immédiat après-guerre, la représentation élue des salariés qui a été privilégiée (comités d’entreprise; délégués du personnel...). Sur le plan institutionnel, le syndicat est jusqu’en 1968 resté extérieur à l’entreprise, considérée longtemps comme un lieu de travail devant rester étranger à l’activité et aux querelles syndicales. À la suite des «événements» de mai 1968 cette conception a été abandonnée: la loi du 30 décembre 1968 a permis la mise en place de sections syndicales, animées par des délégués syndicaux dans les entreprises de plus de cinquante salariés. Ultérieurement, la loi du 28 octobre 1982 a supprimé ce «seuil» d’effectif.

Dans les entreprises occupant plus de cinquante salariés, l’ordonnance du 22 février 1945 a rendu obligatoire la création d’un comité d’entreprise. Alors que les délégués du personnel ont plutôt un rôle de revendication, ou tout au moins de transmission des revendications, les représentants du personnel siégeant au comité d’entreprise se voient investis par le législateur d’un rôle de collaboration sociale. La composition même du comité d’entreprise en témoigne: il «rassemble les membres élus par le personnel de l’entreprise et le chef d’entreprise qui préside le comité sans avoir pour autant voix prépondérante». Il «coopère avec la direction à l’amélioration des conditions collectives de travail et de vie du personnel, ainsi que des règlements qui s’y rapportent». Le domaine social est le champ d’action par excellence des comités, qui assurent ou contrôlent la gestion de toutes les œuvres sociales établies dans l’entreprise au bénéfice des salariés. Dans le domaine économique, leur rôle est en principe consultatif: le comité est obligatoirement informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise. Lorsque celle-ci est constituée sous forme de société anonyme, le comité désigne deux de ses membres qui assistent avec voix consultative à toutes les séances du conseil d’administration. Les délégués syndicaux, quant à eux, qui animent les sections syndicales, sont désignés par les syndicats les plus représentatifs. La loi définit moins précisément leurs rôle et compétences que lorsqu’il s’agit des représentants élus. Leur action est essentiellement d’ordre revendicatif. Dans le système français, la dualité du système de représentation – représentation élue et représentation syndicale désignée – est assurément un facteur de complications et l’imbrication des compétences rend parfois malaisée la détermination de ce qui relève d’une institution plutôt que d’une autre. Toutefois, qu’il s’agisse de représentants élus ou de représentants désignés les uns et les autres bénéficient d’un «statut» protecteur destiné à leur faciliter l’exercice de leur mandat: ils bénéficient à cet effet d’un certain nombre d’heures de délégation et ne peuvent être licenciés qu’avec l’accord de l’inspection du travail. La violation de ces règles est assortie de sanctions pénales.

La loi du 16 avril 1946 a rendu obligatoire l’élection de délégués du personnel dans tout établissement comportant habituellement plus de dix salariés. Les délégués du personnel, porte-parole de leurs camarades de travail, ont pour mission essentielle «de présenter aux employeurs les réclamations individuelles ou collectives qui n’auraient pas été directement satisfaites». Ils doivent saisir l’inspection du travail de toute plainte ou observation concernant l’inobservation de la réglementation dont elle est chargée d’assurer le contrôle.

La citoyenneté d’entreprise

Quels que soient les progrès réalisés du fait de l’implantation et du développement des diverses institutions représentatives du personnel (renforcés en dernier lieu par la loi du 28 octobre 1982), la situation du salarié dans l’entreprise ne peut être transformée du seul fait de la présence de représentants élus ou de représentants syndicaux. Compte tenu de son appartenance à l’entreprise qui n’est plus seulement considérée comme un élément du patrimoine de l’employeur mais comme une collectivité humaine orientée vers une tâche productive, il convient que chaque membre de ladite collectivité jouisse, en tant que tel, de certains droits, contrepartie des obligations traditionnellement liées à la condition salariale. La loi du 4 août 1982 sur les «libertés des travailleurs» a consacré au profit des salariés un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail. Les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression, ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement (art. L. 461-1). L’idée de «citoyenneté d’entreprise» est ici sous-jacente; généreuse assurément, elle est de toute évidence difficile à mettre en œuvre et comporte une part d’utopie: n’est-ce point en effet vouloir résoudre la quadrature du cercle que de prétendre transformer peu ou prou en libre citoyen de l’entreprise celui dont la condition salariale demeure marquée du signe de la subordination?

Encore que l’on puisse aisément déceler, dans les législations des pays du Marché commun autres que l’Allemagne fédérale, des différences de détail avec la législation française, c’est bien selon un schéma tout à fait similaire que, dans ces pays, a été organisée la représentation institutionnelle du personnel dans l’entreprise. L’autorité du chef d’entreprise n’est pas à proprement parler, sauf cas exceptionnels, partagée, sinon en matière sociale; les représentants des salariés sont seulement «associés» à la marche de l’entreprise. Il en va différemment avec les systèmes de cogestion.

Le système allemand de cogestion

La législation de l’Allemagne fédérale sur la représentation institutionnelle du personnel dans les entreprises n’est pas unitaire. Le régime de droit commun applicable est prévu par la loi du 15 janvier 1972 sur l’organisation des entreprises. Le paragraphe 2 de ce texte précise que «l’employeur et le conseil d’entreprise collaboreront en toute confiance dans le cadre des conventions collectives en vigueur et en coopération avec les syndicats et les associations d’employeurs représentés dans l’entreprise dans l’intérêt des travailleurs de l’entreprise». En Allemagne, ce n’est pas un droit de décision mais de codécision qui est accordé au conseil d’établissement dans les matières où il est compétent. Ce droit est toutefois d’application très large, car la législation allemande a une conception extrêmement extensible des «questions sociales» et englobe parmi ces dernières des questions que le droit français réserve à la compétence exclusive du chef d’entreprise, telles que l’établissement du règlement intérieur, celui des horaires de travail, des principes de rémunération, de l’ordre des congés payés, etc. (paragraphe 87 de la loi). Le seul pouvoir que le conseil d’entreprise détient en matière économique s’exerce en réalité à propos de questions dont les répercussions «sociales» se font immédiatement sentir. On notera surtout que le paragraphe 77 de la loi prévoit que «les décisions prises en commun par le conseil d’entreprise et l’employeur seront exécutées par ce dernier [et qu’] il est interdit au conseil d’entreprise d’intervenir par des actes unilatéraux dans la direction de l’entreprise». Le droit de codécision accordé au conseil d’entreprise ne saurait donc impliquer un droit de codirection de l’entreprise: en toute hypothèse, le pouvoir exécutif demeure du ressort exclusif du chef d’entreprise.

C’est d’abord dans les entreprises minières et sidérurgiques et leurs konzern qu’a été instauré un véritable régime de cogestion (Mitbestimmung ), qui fait l’originalité du droit allemand (lois des 21 mai 1951 et 7 août 1956). La recherche d’une égalité absolue entre les droits du capital et ceux du travail inspire toutes les dispositions de la loi, qui réglemente strictement la composition des deux organes principaux des sociétés: l’Aufsichtsrat et le Vorstand . L’Aufsichtsrat , ou conseil de surveillance, qui jouait auparavant un rôle analogue à celui des conseils d’administration des sociétés françaises, voit sa composition radicalement transformée par l’inclusion de représentants de travailleurs. Le conseil de surveillance comprend obligatoirement onze membres pour les entreprises et quinze pour les konzern . Les représentants salariés jouissent au sein du conseil de l’égalité la plus absolue avec les représentants des actionnaires. Ils reçoivent donc les mêmes rémunérations, jetons de présence et tantièmes que leurs collègues actionnaires. Étant donné la parité avec les représentants des actionnaires, la loi prévoit l’élection d’un membre étranger à la société, qui doit être particulièrement qualifié en matière économique et dont le rôle est de départager éventuellement les deux groupes.

Quant au Vorstand , organe de direction des sociétés allemandes, il comprend également un représentant des travailleurs, l’Arbeitsdirektor , qui devra «exercer ses devoirs en collaboration étroite avec l’ensemble de la direction». La position juridique de celui-ci est identique à celle des autres membres de la direction. Il est placé sur un pied d’égalité absolue avec celle-ci et bénéficie d’émoluments importants. Le rôle particulier propre au directeur du travail consiste à s’occuper essentiellement des questions sociales et du personnel. Il est en outre qualifié pour mener les pourparlers avec les salariés lorsque ceux-ci présentent des revendications de salaires.

Ce système devait connaître des prolongements dans la loi du 4 mai 1976 qui instaure une cogestion paritaire au sein des conseils de surveillance de toutes les sociétés de plus de 2 000 salariés. Exemple pour les uns, la cogestion joue un rôle d’épouvantail aux yeux des autres, qui y voient une étape importante vers la dépossession des détenteurs du capital de l’entreprise.

L’autogestion: l’«exemple» yougoslave

Pour s’en tenir à l’organisation de principe d’une formule qui s’avéra catastrophique dans les faits, la direction des entreprises d’État est ici entre les mains du «collectif d’usine». Un conseil ouvrier, un conseil d’administration et un directeur jouent, chacun dans sa sphère de compétence, un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’entreprise.

Le conseil ouvrier détient l’autorité suprême. Il est composé, selon l’importance de l’entreprise, de quinze à vingt membres élus. Il détermine la réglementation et le planning de l’entreprise, élit le conseil d’administration et contrôle ses activités.

Le conseil d’administration (trois à onze membres, dont le directeur est membre de droit et dont les deux tiers au moins sont des ouvriers de production) applique les décisions générales du conseil ouvrier et peut prendre aussi les décisions courantes qui n’entrent pas dans les attributions de ce conseil.

Le directeur, nommé par le conseil d’administration, est le véritable administrateur de l’entreprise. Dans le domaine des relations de travail, on peut faire appel de ses décisions auprès du conseil d’administration. Il peut opposer son veto aux décisions du conseil ouvrier ou du conseil d’administration qui lui apparaissent contraires aux réglementations d’État. En cas de désaccord persistant, c’est le comité municipal du peuple qui décide.

2. Le fonctionnement de l’entreprise

Trois soucis guident l’action du législateur: rendre possible par une réglementation juridique appropriée le fonctionnement régulier de l’entreprise; veiller à ce que s’établisse entre les différents intérêts de l’entreprise un équilibre équitable; soumettre la cessation du fonctionnement de l’entreprise à des règles propres à éviter que ne soit compromis l’intérêt public ou celui des créanciers de l’entreprise.

La continuité du fonctionnement de l’entreprise

Ces règles ont un double objet: maintenir la cohésion interne de l’entreprise en cas de cession entre vifs ou de transmission post mortem ; la protéger contre la concurrence déloyale qui pourrait éventuellement être faite par d’autres entreprises.

Le droit civil, le droit commercial, le droit du travail concourent à la réalisation du premier objectif. L’application des règles classiques d’un droit successoral à fondement égalitaire risque en effet, si l’on n’y prend garde, d’entraîner rapidement, à la mort de l’entrepreneur, le démembrement de l’entreprise. Fort heureusement, en droit civil successoral, il y a longtemps que l’entreprise agricole, menacée de démembrement à la mort de l’exploitant, est protégée contre un sort aussi funeste par des règles appropriées (attribution préférentielle, maintien dans l’indivision; art. 815 et 837 du Code civil). En droit français, la loi du 19 décembre 1961 a étendu ce régime protecteur aux entreprises industrielles et commerciales, dont la division peut être désormais plus facilement évitée grâce à l’attribution préférentielle à l’un des héritiers qui dédommagera les autres.

La cohésion de l’entreprise, quand celle-ci a conservé la forme individuelle, peut également être compromise en cas de cession si les parties qui la composent sont, à cette occasion, séparées. Les divers éléments d’exploitation d’une entreprise, tels qu’ils ont été rassemblés par celui qui la dirige, forment un ensemble qui lui donne sa valeur. Ils concourent à constituer ce qu’on appelle un fonds de commerce. Réunis par le commerçant grâce à son activité, ils permettent d’acquérir et de maintenir une clientèle. Ce fonds de commerce est juridiquement considéré comme une universalité , c’est-à-dire un ensemble unitaire, susceptible en tant que tel d’une opération unique de vente ou de nantissement, regroupant des éléments disparates: des biens corporels, tels le matériel et souvent les marchandises; des biens incorporels aussi, tels le nom commercial, l’enseigne et surtout le droit au bail commercial.

Une entreprise n’est pas seulement un ensemble de biens, corporels ou incorporels, dont il convient d’assurer la cohésion en cas de transfert. Elle rassemble aussi une équipe de travailleurs, indispensable à la poursuite de l’activité productrice. Encore que le souci de stabiliser l’emploi et de protéger les travailleurs soit incontestablement à la base de cette disposition légale, il n’est pas sans intérêt, vu leur importance en cas de transfert de l’entreprise, de citer les dispositions de l’article L. 122-12 du Code du travail: «S’il survient une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société, les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise.» Les vicissitudes juridiques que connaît l’entreprise sont sans influence sur le sort des salariés, dès lors qu’est assurée la permanence économique de celle-ci. Le nouveau chef d’entreprise, il est vrai, est souvent enclin à réorganiser l’entreprise et à procéder, pour ce faire, à des licenciements collectifs; il peut néanmoins, s’il l’estime utile, imposer au personnel en place au moment de la cession de rester à son service.

Dans sa recherche de la clientèle, l’entreprise entre en compétition avec des entreprises rivales. Le combat qui en résulte n’échappe pas à l’empire du droit. Tous les coups n’y sont pas permis. On rappellera pour mémoire, car il s’agit là de questions qui relèvent tout aussi bien du droit de la propriété industrielle que du droit de l’entreprise stricto sensu , que les signes de ralliement de la clientèle (nom commercial et enseigne, appellation d’origine, indication de provenance, marques de fabriques et de commerces) font l’objet d’une protection spéciale contre l’usage illicite que pourraient être tentés d’en faire certains concurrents sans scrupules. Le principe est bien celui de la libre concurrence en matière commerciale, mais celui qui en abuse engage sa responsabilité.

Certaines entreprises publiques sont plus que d’autres protégées contre la concurrence, dans la mesure où elles bénéficient légalement d’un monopole d’exploitation dont la violation est pénalement sanctionnée. L’attribution d’un tel monopole, justifié le plus souvent par le souci d’assurer un meilleur service à la clientèle, aboutit souvent, néanmoins, à un résultat inverse du but recherché, dans la mesure où, privée de l’aiguillon de la concurrence, l’entreprise risque de se scléroser.

Les intérêts mis en jeu par le fonctionnement de l’entreprise

Intérêt de l’entreprise et intérêt des propriétaires

À l’époque moderne, à l’intérieur même de l’entreprise, l’intérêt de l’entrepreneur s’oppose désormais à l’intérêt propre de l’entreprise, à celui des travailleurs qui en font partie intégrante. À l’extérieur de l’entreprise, le phénomène de dissociation entre l’entreprise et l’entrepreneur, caractéristique du droit moderne, entraîne la prise en considération d’un intérêt nouveau: celui des clients de l’entreprise.

Certes, aujourd’hui comme hier, l’intérêt de l’entrepreneur revêt une importance essentielle. Mais la réalisation d’une politique d’expansion nécessite la réunion de moyens financiers particulièrement importants. S’agit-il d’une entreprise individuelle, celui qui se trouve à sa tête sera peut-être amené à sacrifier son intérêt immédiat, soit en engageant dans le fonctionnement de l’entreprise des capitaux supplémentaires qu’il utilisait jusqu’alors dans le cadre de ses seules activités privées, soit en renonçant à «consommer» lui-même, pour les réinvestir dans son entreprise, les bénéfices réalisés par celle-ci dont il aurait pu disposer. L’importance de cette politique d’autofinancement, en vertu de laquelle les entreprises, pour se procurer les capitaux nécessaires à leur extension, font appel à leurs réserves en évitant systématiquement de s’adresser à l’épargne des individus et aux banques, est manifeste lorsqu’il s’agit d’entreprises sociétaires et permet de vérifier l’importance croissante attachée à l’intérêt de l’entreprise s’affirmant aux dépens des intérêts de l’entrepreneur, qu’il soit individuel ou sociétaire. L’essence même de l’autofinancement consiste en une rétention, au profit de l’entreprise, des bénéfices produits auxquels les actionnaires ont naturellement droit. L’intérêt de l’entreprise s’impose en réalité aux actionnaires avec beaucoup de force. L’instrument juridique de cette suprématie est la création de «réserves» constituées de bénéfices qui, au lieu d’être répartis entre les actionnaires, sont conservés dans l’entreprise.

Intérêt des salariés

Il serait inexact d’affirmer que l’intérêt des salariés de l’entreprise n’était jamais pris autrefois en compte dans le fonctionnement de celle-ci. C’est l’entreprise qui verse la rémunération aux salariés; si elle vient à péricliter et à fermer ses portes, ceux-ci, tout comme les détenteurs du capital, risquent en perdant leur emploi d’être les victimes de ce naufrage. Un lien étroit a donc toujours existé entre l’intérêt de l’entreprise et celui de son personnel. Il s’agissait là toutefois d’un simple effet second, tenant à la nature des choses, sans que l’intérêt des salariés fût, à titre principal, reconnu et protégé. Il en va différemment à l’époque moderne, où un double souci guide le législateur: celui d’assurer en premier lieu la stabilité de l’emploi dans l’entreprise; celui, plus nouveau et encore inconnu dans de nombreuses législations, d’assurer une participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise, comme dans la législation française depuis 1967.

Outre le maintien de tous les contrats de travail en cours au jour de la modification dans la situation juridique de l’employeur, le lien contractuel peut également être renforcé par l’application rationnelle de la théorie de la suspension du contrat de travail, lorsque l’exécution du contrat de travail est temporairement rendue impossible par des événements affectant la marche de l’entreprise ou la personne même du salarié. Lorsque la cause de suspension disparaît, le contrat provisoirement mis en état d’«hibernation juridique» recouvre sa vertu contraignante et régit à nouveau les rapports des parties.

Mais la logique de cette politique va bien au-delà d’un simple renforcement du lien contractuel. Elle aboutit nécessairement à la participation du salarié aux résultats de la gestion. Elle a été, en dehors de toute intervention du législateur, contractuellement instituée dans certaines entreprises. L’ordonnance du 17 août 1967 a rendu obligatoire, à dater du 1er janvier 1968, en France, pour les entreprises de plus de cent salariés, un système de «participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises». Il a été souligné dans l’exposé des motifs que «le progrès, œuvre de tous, doit être pour tous une source d’enrichissement, ce qui signifie que tous doivent prendre une part de l’accroissement du capital qu’il entraîne». L’ordonnance du 21 octobre 1986 a simplement «retouché» le droit antérieur. Contrairement aux critiques qui avaient pu être émises à l’origine, ce système s’est avéré, au long des ans, avantageux pour les salariés, encore qu’on ne saurait oublier que l’appliquer suppose que l’entreprise considérée réalise des bénéfices d’un montant suffisant pour donner un «aliment» à une participation qui risque, autrement, de rester une enveloppe vide.

Intérêt des clients de l’entreprise

Une entreprise de grande dimension impose aisément sa loi sur le marché. Celles de petite et moyenne importance peuvent se grouper et s’entendre aux dépens du consommateur. Le législateur moderne s’est efforcé de supprimer, ou tout au moins de limiter, ce danger en réglementant les «ententes» ou en interdisant certaines d’entre elles lorsqu’elles risquent de fausser gravement, au détriment des clients, le jeu concurrentiel. Cette préoccupation classique se retrouve actuellement, en droit positif français, dans l’ordonnance du 1er décembre 1986 qui, bien que d’essence libérale, n’en condamne pas moins les pratiques anticoncurrentielles et restrictives.

La plupart des législations adoptent, sur ce point précis, des solutions assez semblables; la législation américaine, notamment, connaît une réglementation « antitrust » de nature à éviter les plus graves excès. Au sein du Marché commun européen est applicable une réglementation analogue. L’article 85 du traité de Rome prohibe les ententes économiques particulières «qui fausseraient le jeu de la concurrence » et «susceptibles d’affecter le commerce entre États membres». Toutefois, l’alinéa 3 du même article absout les ententes dont les effets seraient reconnus bénéfiques à la production, à la distribution et finalement au consommateur.

En droit français, on peut déceler dans certains textes un rapprochement très net entre les conditions de fonctionnement des entreprises privées et celles des services publics notamment lorsque sont condamnées dans un secteur comme dans un autre les pratiques discriminatoires. On peut facilement retrouver ici une résurgence dans le droit des entreprises privées de la règle de l’égalité des usagers dans leurs rapports avec un service public dont la continuité du fonctionnement a longtemps été considérée comme essentielle.

La fin de l’exploitation

Étant donné l’importance et la diversité des intérêts mis en jeu par le fonctionnement de l’entreprise, la cessation de l’exploitation de cette dernière ne peut intervenir que conformément à une réglementation propre à en limiter les inconvénients. Ce problème, il est vrai, se pose de façon différente suivant les caractères public ou privé de l’entreprise considérée. S’agit-il d’une entreprise publique, son statut spécial la met à l’abri des procédures de liquidation collective frappant les entreprises privées qui ne peuvent plus faire face à leurs engagements. Encore que la pratique révèle des exemples de cessation de l’exploitation d’une entreprise publique qui a cessé d’être rentable, le plus souvent l’État renfloue l’entreprise défaillante ou l’aide à reconvertir son activité. Il en va différemment de l’entreprise privée. Le chef d’entreprise, malgré les inconvénients évidents d’une telle décision au regard de l’intérêt général ou de l’intérêt des salariés, peut mettre fin à l’exploitation quand il lui plaît.

Très fréquemment, la fermeture de l’entreprise privée intervient, non à la suite d’une décision volontaire du chef d’entreprise, mais comme la conséquence fâcheuse d’une mauvaise gestion ou de l’évolution défavorable de la conjoncture économique. De tout temps et dans tous les pays, le souci du législateur a été d’organiser une procédure collective propre à limiter les effets désastreux d’une telle défaillance, à en prévenir le développement. Le législateur a remis en chantier, en France, la législation sur la «faillite». La loi du 1er mars 1984 a pour objet la prévention et le règlement amiable des difficultés des entreprises; la loi du 25 janvier 1985 a trait au «redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises». Cette réglementation, qui a pour effet de priver les créanciers de leur droit de poursuite individuelle contre leurs débiteurs défaillants, prévoit toute une gamme de mesures qui seront appliquées à l’exploitant et à son entreprise, compte tenu de la bonne ou de la mauvaise foi de celui-là, de l’intérêt bien compris des créanciers, des possibilités de survie économique de l’entreprise, des considérations sociales, etc. S’il y a cessation de l’exploitation, l’application de la législation de la faillite entraîne la liquidation collective des biens du créancier failli et la répartition des sommes à distribuer entre les créanciers au marc le franc, c’est-à-dire qu’il y a égalité entre tous les créanciers (sauf certains créanciers privilégiés).

Pendant longtemps, l’application de la législation sur la faillite a revêtu un caractère infamant très marqué, le failli étant frappé de sanctions pénales et écarté, tout au moins provisoirement, de la vie des affaires. Ce caractère subsiste, mais il s’est estompé. L’intérêt économique et social de maintenir l’exploitation est, en effet, de plus en plus pris en considération par le législateur ainsi qu’en porte clairement témoignage le libellé de l’article 1er de la loi du 25 janvier 1985: «Il est institué une procédure de redressement judiciaire destinée à permettre la sauvegarde de l’entreprise, le maintien de l’activité et de l’emploi et l’apurement du passif.» L’intérêt des créanciers n’est plus le seul à être pris en compte dans cette procédure qui «intègre» désormais au premier plan des préoccupations du législateur le maintien de l’emploi et la sauvegarde de l’entreprise.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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